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C’est en été, pendant les tièdes journées où l’air est immobile, qu’il est agréable de se faire triton. D’ailleurs, il n’est pas indispensable d’avoir douze ou quinze ans pour s’ébattre avec bonheur dans l’eau comme dans son élément; chacun de nous, si les conventions et les faussetés de la vie ne l’ont pas entièrement corrompu, peut retrouver les joies de sa jeunesse en laissant ses habits sur la berge. Quant à moi, je l’avoue, je suis encore enfant quand je m’élance dans le ruisseau bien-aimé. Après avoir satisfait mon premier enthousiasme en traversant à diverses reprises les bassins profonds où tournoient les eaux, puis en essayant de remonter les rapides et en soulevant autour de moi tout un chaos de vagues entre-choquées, je me repose et me laisse aller tranquillement au bonheur de vivre dans cette eau douce et caressante. Quelle joie de m’asseoir sur une pierre au-dessous de la nappe de la cascatelle, de sentir les flots ruisseler sur moi comme un rocher et de me voir disparaître sous un manteau d’écume! Quel plaisir aussi de me laisser entraîner par les eaux du rapide jusqu’à un écueil où je m’accroche d’une main, tandis que le reste de mon corps, soulevé par les vagues, flotte çà et là sous l’impulsion du courant! Ensuite, je me laisse emporter encore, et m’en vais échouer comme une épave sur un banc de sable où les cristaux de mica brillent comme des paillettes d’or et d’argent. Sous la pression de mon corps, le banc se creuse, les grains de silice, les petits cailloux se déplacent; des courants partiels, de faibles remous tourbillonnent autour de moi comme autour d’un îlot; nonchalamment accoudé, j’assiste au gracieux spectacle que m’offrent, au-dessous de la mince couche liquide les transformations du banc de sable, rongé d’un côté par le courant et grandissant de l’autre par un apport incessant d’alluvions.

Elisée RECLUS (1830-1905)

Extrait de Histoire d’un ruisseau (1886)

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